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Reneigeance (suite : 5 )

lundi 17 octobre 2016, par Jean Pierre


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.................................La dernière chambre.

....Allait-il vraiment aller jusqu’au bout ? Dans cet appart pour famille partie à la neige, Jacky se sentait déraciné. Rien n’était à lui ici. Sauf cette photo de ses parents dans le cadre. Il l’avait tout de suite placée sur une étagère au meilleur endroit devant lui. Dans le petit visage en noir et blanc, le regard de son père, il connaissait la réponse : «  Ne fais jamais ça ! On doit se relever de la plus noire défaite. » Le sourire de sa mère semblait l’assurance que la vie triompherait. C’était la seule chose à lui ici, sauf la corde dans le sac à dos sur la chaise. Et sauf aussi ces feuillets de papier et les stylos qu’il avait pensé à emmener. Car il lui fallait s’expliquer. Une dernière fois. La page blanche lui semblait aussi abrupte que ces rochers qui lui faisaient face à la fenêtre. Qu’allait-il écrire ? Que dire à ces personnes qui avaient eu l’idée de l’envoyer ici ? Il se rappelait : enfermé chez lui, sans pensée. On avait cogné à sa porte. Il avait décidé de ne répondre à personne. Mais il avait reconnu la voix de son voisin. Un vrai copain. Il lui avait ouvert. Il lui apportait un sac contenant une combinaison de ski, des gants, des après- skis ! Un ticket de train, l’adresse d’une concierge dans une station de ski. Un accès de colère l’avait bousculé : le prenait -on pour un enfant ? Pour un touriste ? C’est à ce moment qu’il avait décidé. N’en rien laisser supposer, apparaître bien calme, accepter tranquillement son sort. Son voisin avait tenu à l’accompagner jusqu’au train. Il avait fait rapidement sa valise : qu’emmener ? Besoin de rien. Il avait balayé les étagères, et distingué ce livre, cadeau d’un cadre sympathisant qui lui avait lancé : « Regarde si tu peux lire ça. » Dans le compartiment, il ne voulut voir personne, ni être vu. Il avait lu rageusement ce livre jamais ouvert. Il avait pataugé dans l’horreur tout le temps du voyage. Ils avaient appelé ça « le culte de la personnalité », commode pour s’empêcher de fouiller plus loin ! Lui revint comme une gifle ce que lui avait lancé un camarade : « Nous, on est du parti des tanks ». Ils avaient refusé de condamner l’invasion de la Tchécos-lovaquie. Une cellule si peu nombreuse dans cette grande boîte où ils étaient unis comme un bloc dans le syndicat. Il se demanda si son déracinement n’avait pas commencé là. Maintenant il fallait écrire : le poussait l’horreur qu’on raconte n’importe quoi. Qu’il explique à ses vrais copains. Qu’ils comprennent. Pour lui aussi, il devait écrire. Il commença lentement, cherchant ses mots, puis de plus en plus vite…Il y eut bientôt plein de feuilles noircies sur la table, plein de feuilles froissées dans la poubelle.

Il restait peu de place au ciel ; des pins raides dévalaient. Les dernières lueurs s’amenuisaient.

.......................................* * *

Qu’est ce qui l’avait réveillé ? Jacky releva sa tête effondrée sur la dernière feuille écrite. Des phares crevaient la fenêtre. Était –ce des skieurs le jour et fêtard la nuit ? Il se leva, difficilement, mal aux reins, vit le canapé-lit, l’ouvrit, s’allongea. Il se surprit à suivre inconsciemment les lignes claires qui cheminaient au plafond, l’œuvre des lampadaires qui poursuivaient leur garde devant l’ensemble de ces appartements à louer. Les traits clairs s’étiraient sur le plafond noir, se côtoyaient, puis s’écartaient dans des perspectives divergentes . . . Ce monde si divers, quelle place lui avait-il accordé ? Quelle était longue sa dernière nuit.

Ses dernières heures lui prirent la tête : la concierge, très sympathique, l’avait amené à ce groupe d’ apparts qu’on louait pour une semaine ou deux. Elle était bavarde : c’était les seuls emplois ici : servir les skieurs de passage. En lui ouvrant la porte, elle lui avait glissé, en lui laissant les clefs : « Voici la location de monsieur Guirioneg. » Il avait sursauté : Guirioneg ? Ce nom, c’était exactement celui de cette secrétaire dans le bureau des patrons, une des rares syndiquées de cet étage, Aude... Toujours amicale avec lui.

S’allonger ne le reposait pas : muscles endoloris et son genou droit qui lui faisait mal. Une ancienne blessure gagnée au foot… Il se réveilla, il venait de réessayer de mettre un but, et le rêve s’était brutalement interrompu dans cette indécision. Son adolescence batailleuse avait surnagé dans sa mémoire. Elle semblait lui dire « le bonheur peut revenir ». Il se leva. Au premier pas, une glace, son reflet le fixa. Il n’avait pas l’habitude de se regarder, mais cette ultime fois, il ne s’écarta pas. Peu de gens décelaient le Maghrébin qu’il était du côté de sa mère. Elle avait été très belle, brune et altière. Elle lui avait raconté : jeune fille lancée dans les études, mais c’était au Maroc, quel espoir d’aboutir ?Un marin en escale était passé, l’avait longuement regardée. Sa famille commeçante tenait à la marier à un commerçant, ses parents ne voyaient que sa richesse, et elle que sa vieillesse arrogante, assez solide pour lui gâcher longtemps la vie. Elle avait saisi l’occasion de s’échapper, car le Breton se décida aussi vite qu’elle.

Jacky revint devant la photo. Ses parents amants en noir et blanc se regardaient. Ils ne s’étaient jamais trahis. Pour un marin de commerce, c’était ce que personne n’aurait pu croire ! Une fidélité absolue, ni par crainte, ni par conformisme, non pour céder à la morale ou à la crainte d’un dieu, mais pour obéir, disait fièrement son mécréant de père, au diable du désir partagé. Syndicaliste endurci, excellent mécanicien, il lui avait légué l’amour du travail bien fait, et en même temps, l’ardeur de la révolte et de la solidarité. Ses parents lui auraient retiré la corde du sac s’ils avaient été là. Mais ils avaient disparu trop tôt. Son père avait rencontré l’amiante, drôle de mot pour le démon attrapé dans la poussière des machines qui tournaient sans relâche dans le ventre sombre des cargos, lui qui aimait tant le grand air ! Sa mère était morte trois semaines après lui. Il ne lui restait donc plus personne en ce monde.

Lui manquait maintenant aussi ce qu’il avait eu de plus cher, ce que les gens appelaient, les uns, sa foi, les autres ses illusions.

... Ses pas l’avaient conduit devant le réfrigérateur. Quelle émotion le prit lors qu’il découvrit sur le dos blanc et lisse de l’appareil cette photo. C’étaient les quais, les cuves et les grues de sa ville ! Ce rappel lui noua la poitrine. Il trouva une chaise, s’assit lourdement. Sa tête tomba sur ses bras croisés. Jacky se mit à revivre les derniers jours de la boîte. Loin d’être un canard boiteux pourtant ! Cinq cents emplois, bien sûr bien plus, avec les emplois autour. Il avait dirigé jusqu’au bout le syndicat. Une combativité bien établie:une tradition ! Et pourtant ça n’avait pas empêché la majorité des gars de finir par le presser d’abandonner. Obtenir les meilleures conditions de départ pour tous, il n’y avait plus que ça qui les obnubilait ! L’argument que c’était aux dépens de leurs gosses, quels emplois leur resteraient-il ? ne les touchait pas ? Le jour de la dispersion, Jacky fut désemparé !

...Lui revenait cet incident : les cadres, qui ne faisaient jamais grève, même en ce moment décisif, avaient fait entre eux une quête, et étaient venus l’offrir aux grévistes ! Un des délégués, l’un des plus passionnés, s’était jeté sur la boîte et avait balancé dans la rue billets et pièces ! Sur le coup, beaucoup avaient trouvé cela très mâle, et Jacky se souvenait d’avoir partagé quelque temps ce sentiment. Mais plus tard, il avait trouvé cet acte inutilement offensant pour des hommes, qui tout cadres qu’ils étaient, tous jaunes éternellement, s’étaient engagés par un acte qui était leur premier geste de solidarité. Et la "beauté " du refus intransigeant avait pris un mauvais coup de ridicule quand, petit à petit, l’appât de la prime de sortie avait marché tellement fort qu’avant même que la somme fut fixée, la majorité poussait à l’action dure, mais pour la fermeture ! Pour Jacky, cela avait fait virer la honte de l’autre côté et il ne s’en remettait pas. ........Puisque tout était fini, autant finir près du Mont Blanc !

...Lancé dans les chardons des souvenirs, Jacky se souvint de sa naïveté de jeune apprenti sortant de l’école. Il avait répondu à la demande d’une petite affichette collée dans l’atelier. On y faisait appel aux « plus habiles et débrouillards ouvriers » pour qu’ils proposent de petites inventions utiles à l’entreprise donc à tous. Jacky avait mis trois propositions qu’il avait mûrement réfléchies dans la boîte en carton placée sous l’affichette. Au lieu de remerciement, deux semaines plus tard, pour une dispute avec un contremaître, on l’avait mis au placard.

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